PROUST / DEGAS, PRECIEUX TÉMOIGNAGE DU « TEMPS RETROUVÉ »


Le 10 juillet prochain, Beaussant Lefèvre, assistée de ses experts Alain Nicolas et Pierre Gheno, offrira aux collectionneurs et passionnés deux ensembles exceptionnels qui livreront une vision totalement inédite de l’univers proustien. 

page 6 de la Gazette 25

La maison de vente s’est vue confier une importante partie de la correspondance de Marcel Proust à son ami si cher Louis Suchet d’Albufera ainsi qu’un incroyable ensemble de photographies ayant appartenu à l’écrivain Ludovic Halevy comprenant au moins 13 photographies prises par Edgar Degas. Regroupées en 6 albums, ces photographies ont été classées Trésor national. 

La mise en parallèle de ces deux ensembles offre aujourd’hui une vision inédite du monde proustien aussi bien par l’intimité des lettres adressées au marquis d’Albufera qui souvent parlent de sa relation avec Louisa de Mornand et qui sera pour Proust une source d’inspiration pour À la Recherche du temps perdu, que par la richesse iconographique des photos des Halévy où l’on retrouve toute la Société du tournant du siècle si précisément décrite par Proust dans ses ouvrages.

Les 81 lettres de Marcel Proust dont 75 lettres inédites, permettent de réévaluer encore le rôle d’« Albu » auprès de lui, fourmillant de détails sur la vie quotidienne, affective et littéraire de l’écrivain. Elle offre en outre un éclairage nouveau sur certains aspects de sa vie, notamment sur ses démarches infructueuses pour tenter d’être admis dans des clubs du grand monde. La fréquentation de Louis Suchet d’Albufera et de Louisa de Mornand offrit à Marcel Proust la possibilité d’observer de près la vie amoureuse et les effets de la jalousie, comme d’appréhender ce qu’était le demi-monde, et ainsi d’en nourrir ses personnages de Robert de Saint-Loup, de Rachel et d’Odette Swann et bien d’autre personnes de ces romans, comme vous pourrez le découvrir au travers de cette exceptionnelle correspondance. 

Les 6 albums de Ludovic Halévy « dont il n’est pas connu d’équivalent », conservent de rares traces de « l’intermède passionné de Degas pour la photographie », maintenues dans leur contexte de création. Ils constituent en outre un « précieux témoignage sur les modes de vie de la grande bourgeoisie française d’avant la Grande Guerre, immortalisés en littérature par À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, et la manière dont ce monde se représentait alors par le médium photographique. » 
(Extrait de l’arrêté du ministre de la Culture du 8 novembre 2018, publié au Journal officiel de la République française le 11 novembre suivant, qui refuse un certificat d’exportation à cet ensemble de biens, motivé sur un avis de la Commission consultative des Trésors nationaux déclarant qu’il revêt le caractère de trésor national.)

MARCEL PROUST - CORRESPONDANCE INÉDITE À LOUIS D’ALBUFERA

Au travers des 81 lettres adressées par Marcel Proust au marquis d’Albufera, nous vous proposons de découvrir la relation qui liait ces deux hommes. Louis Suchet d’Albufera fut le confident des années créatrices de Proust.
Descendant du maréchal d’Empire par son père et de Lucien Bonaparte par sa mère, une Cambacérès, marquis puis duc (1925) d’Albufera, Louis épousa en octobre 1904 une Masséna. Marcel Proust semble l’avoir rencontré en 1903, par l’intermédiaire de Bertrand de Fénelon ou d’Antoine Bibesco : ils nouèrent alors une amitié sincère qui, malgré le caractère complexe de l’écrivain, dura plus de quinze ans. Si Marcel Proust lui faisait parfois peu charitablement sentir sa propre supériorité intellectuelle, il lui reconnaissait des qualités de coeur, et se montra avec lui d’une grande gentillesse. Louis d’Albufera fut ainsi longtemps son ami le plus proche après Reynaldo Hahn : ils partagèrent leurs joies et leurs peines les plus intimes, et Marcel Proust fut admis dans le secret de la relation du marquis avec une jeune femme du demi-monde, Louisa de Mornand.
Louisa de Mornand et Louis d’Albufera se sont rencontrés en décembre 1900 et vécurent une passion qui inspira Marcel Proust pour ses romans. Née Louise Montaud dans une famille nombreuse au statut incertain, elle se faisait appeler Louisa de Mornand en société et, dès son adolescence, vécut en ménage à Paris avec un riche Américain marié, John Howard Johnston, auprès de qui elle avait probablement été « placée » par sa mère, et dont elle eut un enfant en juillet 1900. Quand ce Johnston perdit son épouse en 1901, il décida de rentrer aux États-Unis mais Louisa de Mornand refusa de l’accompagner et le laissa partir avec l’enfant qu’elle venait d’avoir de lui en juillet 1900. Louis d’Albufera entretint avec elle une liaison passionnée mais ruineuse, Louisa s’avérant dépensière alors que lui ne disposait d’aucunes ressources propres. Bientôt couvert de dettes, il se maria en octobre 1904 avec Anna Masséna, riche héritière d’illustre noblesse d’Empire. Il poursuivit néanmoins secrètement sa relation avec Louisa de Mornand jusque vers 1906, et ne cessa ensuite de lui verser une pension.
Louisa de Mornand se fit ensuite entretenir par plusieurs hommes dont Robert Gangnat, alors agent général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Comédienne depuis 1903, elle avait d’abord enchaîné les petits rôles et grâce à son nouvel amant, put en obtenir d’un peu plus intéressants, mais sa carrière s’acheva en 1910 à la mort de Robert Gangnat. Elle fut cependant encore engagée pour quelques films dans les années 1930 grâce à sa liaison avec un producteur, sans rencontrer le succès espéré, et finit sa vie dans la gêne, évitant la misère grâce à l’aide financière apportée par Louis d’Albufera.
Bien que sans illusions sur le comportement et le talent artistique de Louisa de Mornand, Marcel Proust professa une grande amitié à son égard. Leurs relations se distendirent après 1906, mais l’écrivain resta en relation avec elle jusqu’en 1922. Un an après la parution du Temps retrouvé (1927), dernière partie de la Recherche, Louisa de Mornand vendit les lettres que Proust lui avait adressées, et pour rehausser l’intérêt qu’elles pouvaient susciter, publia un article dans Candide, « Mon amitié avec Marcel Proust », dans lequel elle laissait entendre qu’elle avait été sa maîtresse.


UNE SOURCE CAPITALE DE LA RECHERCHE. 

« Entre 1903 et 1908, Proust fut le confident, l’intermédiaire, la boîte à lettres entre les amants, passa des vacances près d’eux, fit son possible pour favoriser la carrière d’actrice de Louisa, et eut la tâche délicate de ramener la jeune cocotte à la raison dans les circonstances difficiles, au moment du mariage d’Albufera notamment, ou lors de ses périodes d’inconduite » (Françoise Leriche, article « Albufera », dans Dictionnaire Marcel Proust, pp. 52-53). 
Louisa de Mornand, « vendue très jeune par sa mère à un riche étranger, volage et désireuse de s’établir socialement par la voie des alcôves [...] a servi de modèle à Odette » (Françoise Leriche, ibid., article « Mornand »), même si elle n’eut pas la réussite sociale de Mme Swann. De même, Marcel Proust s’appuya sur l’observation extérieure pour évoquer la passion de Robert de Saint-Loup envers Rachel, notamment dans Un amour de Swann. Par exemple, témoin dans les cabinets particuliers du restaurant Larue de « baisers éperdus » entre ses amis, il s’en servit dans son oeuvre : « Je trouvai sa maîtresse étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu’il lui prodiguait » (Du Côté de Guermantes). Comme Louisa de Mornand, Rachel était une femme de peu devenue comédienne, entretenue par un aristocrate qui finit par l’abandonner pour se marier dans son milieu – par anecdote, Rachel était aussi le prénom de la femme de chambre de Louisa. Comme Louis Suchet d’Albufera, Robert de Saint-Loup reçut des lettres anonymes sur le passé de sa maîtresse, comme lui, il n’aimait pas voir sa maîtresse sur scène, il était en butte aux critiques de sa famille qui considérait sa liaison comme un déclassement, ou continua après son mariage de verser une pension à son ancienne maîtresse. En outre, le Narrateur, tout comme Proust, ne cachait pas sa supériorité intellectuelle sur son ami. Il s’agissait cependant d’une composition et non d’un simple décalque : contrairement à Rachel, Louisa de Mornand n’était pas une ancienne prostituée, pas une juive, pas une personne fine et cultivée, pas une comédienne de grand talent ayant rencontré la consécration. Quant à Robert de Saint- Loup, de noblesse d’Ancien Régime et non d’Empire, il empruntait en outre son esprit non à Louis d’Albufera, mais bien plutôt à Bertrand de Fénelon et au duc de Guiche.
D’autre part, c’est grâce à son amitié avec Louis d’Albufera que Marcel Proust put enrichir sa connaissance des milieux de la haute noblesse d’Empire, à laquelle il avait eu d’abord accès par Lucien Daudet, intime de la princesse Mathilde. 

C’est la publication d’À l’Ombre des jeunes filles en fleurs et de Pastiches et mélanges qui, en 1919, poussa Louis Suchet d’Albufera à rompre avec Marcel Proust. Il se sentit trahi quand il se reconnut dans les Jeunes filles sous les traits de Robert de Saint-Loup, au « mince nez fin », et qu’il retrouva toutes sortes d’anecdotes et de détails sur sa relation avec Louisa de Mornand, jusqu’au surnom de « Zézette » rappelant celui de « Zaza » qu’il employait avec elle dans l’intimité. Tout ainsi que le Narrateur, Marcel Proust observa son ami comme une oeuvre d’art, à l’insu de celui-ci : il en enrichit son oeuvre littéraire, au bénéfice de l’art mais au prix de l’amitié même. La présente correspondance témoigne de l’art comme de l’amitié.

Ces lettres concernent l’organisation d’un dîner que Marcel Proust, malgré la fatigue due à ses travaux de plume, organisa le 18 juin 1893 avec Louis d’Albufera et Louisa de Mornand, elle est à mettre en lien avec ce passage extraordinaire de la Recherche (dans Du Côté de Guermantes) évoquant un tel dîner du Narrateur avec Robert de Saint-Loup et Rachel. Proust y décrit magistralement à la fois le bonheur égoïste d’aimer, la clandestinité de cet amour, la sensualité brutale de l’aristocrate, la légèreté de la jeune demi-mondaine, et la position déplacée du Narrateur, observateur gêné et oublié, se voyant dans la glace et développant de magnifiques pensées mélancoliques et désabusées.

PROUST (Marcel). 3 lettres autographes signées « Marcel Proust ». S.l., juin 1903.
1. 3 pp. in-8 ; date de réception du 12 juin 1903 au composteur, apostille autographe « rép[ondu] le » avec date du 12 juin 1903 au composteur ; trace d’onglet au verso. • 2. 1 p. 1/2 in-8 ; date de réception du 13 juin 1903 au composteur, apostille autographe du destinataire, « récrit avant souper – pas dîner ». • 3. 4 pp. in-8 ; date de réception du 16 juin au composteur, sans millésime ; apostille autographe du destinataire, « r[e]ç[u] rép[ondu] » ; trace d’onglet couvrant plusieurs mots qui demeurent visibles par transparence.
1. – « Jeudi soir », [11 juin 1903] :
« Cher Monsieur, je ne suis pas encore bien solide mais enfin il me semble que je suis assez bien pour dîner au restaurant – et il est bien utile que nous causions enfin une fois. Êtes-vous libre de dîner avec moi samedi ?... Voulez-vous dire à mademoiselle de Mornand que bien entendu, si elle est libre, mon invitation s’adresse aussi à elle (ai-je besoin de le dire ?) (...) Maintenant où dînerons nous ? Aimez-vous mieux Larue ou Durand ? Ou ailleurs ? Je n’ose vous proposer Weber parce que sous prétexte d’aérer ils font énormément de courants d’air et que je suis encore très peu capable de les supporter... »
2. – « Samedi matin », [13 juin 1903] : « Cher Monsieur, à ce soir Larue huit heures. Je trouve qu’on dîne mieux chez Durand, mais il y a aussi beaucoup plus de monde, et surtout plus de gens de connaissance, et puisque nous... désirons cette fois être tranquilles, je crois que nous serons moins dérangés chez Larue. Je me réjouis de passer ainsi un moment avec vous et votre amie... Je me conforme à votre désir qui d’ailleurs était, pour cette fois, le mieux, et je n’invite personne. »
3. – « Lundi soir », [15 juin 1903] : « 1° En ce qui concerne le dîner, permettez-moi de le remettre à la fin de cette semaine ou au commencement de l’autre selon que je serai plus ou moins bien portant. (...)
2° Achetez Le Temps... vous y verrez aux Nouvelles théâtrales un petit mot que j’ai fait mettre sur votre amie à propos des «Nuls» [Louisa de Mornand jouait un petit rôle dans la pièce Les Nuls de Loïe de Cambourg, donnée par le cercle « L’Élan » au théâtre des Bouffes-Parisiens] C’est bien peu de chose mais vous verrez que les nouvelles théâtrales y sont très courtes (et on ne parle de L’Élan qu’à propos de Mlle de Mornand). Et comme c’est le journal le plus lu, dans le monde entier, je suis content de penser qu’il portera au moins le nom d’une personne qui vous est si chère et qui mérite d’être très connue un jour. (…) Je passerai probablement de toute façon demain soir, c’est-à-dire ce soir mardi vers minuit 1/2 chez Larue ou Durand. Si par hasard vous y êtes, je serai heureux de vous serrer la main à tous deux. Mais bien entendu, que cela ne dérange aucun de vos projets, si par hasard vous devez diner avec quelqu’un. Dans ce cas je verrai bien de loin que vous n’êtes pas seuls et naturellement je ne m’approcherai pas de vous... Tous mes hommages à mademoiselle de Mornand... »

Estimation : 1 200/1 800 €
Lot 3

Deux lettres magnifiques que tout proustien rêverait d’avoir, analysent à la fois l’inconstance du coeur envers les vivants et la douleur infinie des pertes irréparables causées par la mort. La Recherche est considérée comme un sommet de finesse et de profondeur dans l’exploration des méandres de l’âme humaine que ces lettres illustrent parfaitement.

PROUST (Marcel). Lettre autographe signée « Marcel ». [Versailles], « mercredi » [5 décembre 1906].
12 pp. in-8, liseré de deuil ; date du 6 décembre 1906 au composteur en 3 endroits, apostille autographe du destinataire, « rép[ondu] 13 décemb[re] » ; quelques perforations d’aiguille avec infime tache de rouille. 
« Mon cher Louis, je ne t’ai pas écrit à Vallière, craignant que ma lettre ne t’y trouvât plus. Je t’y avais télégraphié... que je ne t’y écrirais pas. Et puis, je ne sais ce qui est arrivé. Félicie [Félicie Fitau, femme de maison chez les parents de Proust, et un des modèles de Françoise dans la Recherche ] rejette sur le concierge qui rejette sur le bureau. Toujours est-il que le matin, aucune dépêche n’était partie. Alors je t’ai envoyé une autre dépêche. Mais j’étais dans une crise si atroce que je ne sais pas du tout ce que j’ai mis. Si cela manquait d’affection et de reconnaissance, n’en accuse pas mon coeur, mais mes bronches. Car je déborde de reconnaissance sur ta bonté. Tu as été admirable comme toujours et comme toujours admirable dans les deux sens, par ta bonté et par le talent avec lequel tu t’es acquitté de cette mission. (…)
J’ai immédiatement fait demander par Peter [l’écrivain René Peter] l’adresse de Brulé [le comédien
André Brulé]. Il me répond que Brulé est en ce moment à Bruxelles où jusqu’au 15 il joue Chaîne anglaise [comédie de Camille Oudinot et Abel Hermant]. Je crois précisément que Dorziat [la comédienne Gabrielle Dorziat] y joue avec lui... Mais il n’y a pas que Brulé au monde et je vais envoyer des «commissions rogatoires» un peu partout. Mais si généralement tu me disais de parler pour des choses te concernant, ce qui était mon excuse de m’en occuper, il s’agit cette fois de choses si particulières que j’ai grand peur, si j’ose les aborder, d’un accueil plus que glacial. C’est pourquoi je veux me renseigner d’abord et savoir si les critiques sont fondées avant de les expédier à qui de droit qui pourrait bien me demander de quoi je me mêle et m’envoyer promener [probablement une allusion à des démarches en faveur de Louisa de Mornand].
Tu m’as parlé l’autre jour de l’abbé Brémond [le critique littéraire et historien jésuite Henri Brémond]. Tu voulais dire l’abbé Delarue [Joseph Delarue, curé de Châtenai, qui avait rejoint sa maîtresse enceinte à Bruxelles, puis s’était séparé d’elle]. Quand je pense que tu as dû croire que je trouvais l’abbé Delarue un homme remarquable ! et un écrivain ! Pardonne-moi. Il y a eu comme on dit erreur sur la personne.
Si tu m’écris, dis-moi qui tu as vu à Vallière, cela m’amusera. Comment va L. R. de Gramont, pour qui j’ai un faible depuis la mort de sa mère. Guiche est-il devenu un peu mieux ? 
J’ai reçu aujourd’hui une lettre un peu étrange de Loche signée Léon, ex-Loche, je ne sais pas pourquoi [il s’agit du prince Léon Radziwill, dit Loche]. Il me demande s’il faut venir me voir rue de Courcelles. Comme la lettre est datée de Bordeaux, et que même s’il était à Paris, après m’avoir demandé s’il pouvait venir, il ne viendrait pas, je crois inutile de lui répondre.
J’ai beaucoup de tristesse, autant que ces choses-là peuvent m’en faire, que mon cher Reynaldo, que j’aime comme un frère, parte pour l’Amérique. Dieu sait ce qui arrivera d’ici son retour. Et déjà cette année il a été tant absent. Je suis bien content qu’il prenne ainsi l’habitude de peu me voir car je n’aurai pas ainsi le sentiment de trop lui manquer quand je ne serai plus là.
Moi, personne ne me manque, c’est inouï. Sauf ceux que je ne pourrai plus revoir jamais. Ceux-là, maman plus que papa encore, je ne peux pas dire qu’il n’y a pas d’heure où ils me manquent, il n’y a pas de minute, pas de seconde, c’est une douleur mêlée à tout, même à la gaîté.
Merci encore, mon cher Louis, je me demande si mon appartement du bd Hausmann, bien meublé comme il peut être, ne te conviendrait pas pour cet été, en attendant que ton hôtel soit prêt. Mais je crois qu’il serait un peu petit «Monsieur, Madame, et bébé» [allusion au roman à succès du même titre de Gustave Droz]. Tendrement à toi... Es-tu au courant de cette ancienne affaire Simeoni de Flérès ? [Allusion à Filippo Simeoni, dit de Flérès, banquier véreux ayant sévi plusieurs fois dans les milieux aristocratiques au cours des années 1890-1900.] »

Estimation : 1 000/1 500 € - Lot 36

PROUST (Marcel). Lettre autographe signée « Marcel Proust ». « Samedi » [14 mars 1908].
4 pp. in-8, liseré de deuil ; date de réception du 16 mars 1908 au composteur, apostille autographe du destinataire, « Répondu ».
« Mon cher Louis, nous sommes de mauvais correspondants ! Quand je t’écris tu ne me réponds pas, et toi tu m’as écrit dernièrement une gentille lettre et je ne t’ai pas encore répondu. Au reste, tu imagines assez la cause de mon silence. Tu me demandais si tu pouvais venir dans la journée. Comme chaque jour j’espère inaugurer le lendemain une vie de jour, j’attendais toujours pour t’écrire : «oui». Hélas, les jours passent, comme ils passent depuis plusieurs années déjà, sans apporter l’amélioration qui me permettrait de te voir le jour. Il y a bien quelques jours isolés. (...)
Je t’assure que souvent je regrette que la vie et mon état de santé ne nous ait pas permis de donner suite à cette belle préface d’amitié que nous avions eue. Mais moi si changeant avec les autres, si oublieux dès l’absence, j’ai pour toi seul une vertu de fidélité. Et je t’ai gardé sinon toute l’affection immense d’autrefois, au moins je t’assure une amitié bien profonde qui, si jamais la vie plus heureuse lui en donnait l’occasion, reprendrait bien vite racine auprès de toi. Nous avons en commun trop de tristes et de doux souvenirs pour que je puisse jamais penser à toi autrement qu’avec une véritable tendresse. Et les souvenirs de ta bonté ne s’effaceront jamais de mon coeur... »

Estimation : 1 000 € - Lot 44

Ces deux lettres illustrent l’intensité de son sentiment d’amitié pour Albufera. Marcel Proust y parle des étrennes achetées par Proust pour le compte de Louis d’Albufera à Louisa de Mornand chez l’antiquaire Édouard de La Gandara et qui font écho à des lettres de Louisa de Mornand à Louis Suchet d’Albufera qui vous pourrez découvrir plus loin. 

PROUST (Marcel). 2 lettres autographes signées. Janvier 1909.
1. 1 p. in-8 ; date de réception au composteur, apostille autographe du destinataire datant la réponse, du même jour.
• 2. 1 p. in-8, liseré de deuil ; date de réception au composteur, apostille autographe du destinataire datant la réponse, du même jour.
1. – Lettre autographe signée « Marcel Proust ». S.l., [date de réception du 25 janvier 1909], « en extrême hâte » : « Mon cher Louis, un seul mot, comme je suis malade. N’ayant reçu aucune réponse de toi, j’ai écrit au C[rédi]t industriel d’envoyer les 600 à cet illustre marchand. Qu’il m’envoie la facture par la poste. De coeur à toi... Préviens-le. »
2. – Lettre autographe signée « Marcel ». S.l., [date de réception 28 janvier 1909] : « Mon cher Louis, excuse-moi, j’ai eu une telle crise que je n’ai pu t’écrire. Gandara a reçu l’argent et m’en a accusé réception. Il enverra les bergères q[uan]d elles seront prêtes, je crois donc que tu n’as plus à t’en occuper. Je te renouvelle mes remerciements, mes excuses ma profonde amitié... »
Estimation : 600/800 € - Lot 48

Rare et long poème inédit.
Pastiche de ballade médiévale, articulé en strophes rimées ponctuées par un refrain répété, avec envoi concluant le poème.
Pour illustrer son amitié envers Louis d’Albufera, Marcel Proust y compatit aux affres de celui-ci qui, pour faire un mariage plus conforme à son rang, est obligé par sa famille d’étouffer les élans de son coeur. L’écrivain pousse l’audace jusqu’à brocarder le duc et la duchesse d’Albufera, parents du marquis, en les termes injurieux d’« aristocrates ra[ss]is ».
Poète de circonstance, Marcel Proust composa dans sa jeunesse quelques pièces fort travaillées, évoquant pour l’une d’entre elles le thème de la Recherche, publiées dans la Revue Lilas du lycée Condorcet ou dans son recueil Les Plaisirs et les jours. Cependant, la majorité de ses poèmes, recueillis en 1982 par Claude Francis et Fernand Gontier, se rattachent essentiellement à la veine imitative et dérisive, pastiches et amusements à usage privé, comme ici. Le présent manuscrit, adressé à Louis d’Albufera, porte cette préface : « Mon petit d’Albu, je retrouve les vers imbéciles et vous les copie », et est suivi de cette recommandation, « Prière de brûler immédiatement à cause d’un vers », qui ouvre à diverses conjectures : précaution oratoire ou allusion précise ? Pourrait-il s’agir du vers livrant une comparaison avec un « boeuf à l’étal », Louis d’Albufera ayant, selon les remarques de Louisa de Mornand, une légère tendance à l’embonpoint ?

PROUST (Marcel). Poème autographe. [Mars ou mai 1904].
61 vers octosyllabes sur 4 pp. in-8 avec liseré de deuil ; date de réception manuscrite, « 24 m. 04 » ; quelques petites fentes marginales.
Estimation : 15 000/20 000 € - Lot 7

Qu’Albu fasse un mariage riche,
De plus suffisamment ducal ;
Quant au reste, c’est bien égal ;
La duchesse s’en contrefiche.
Amour, bonheur dont on s’entiche,
Beaux yeux, sourire triomphal,
Détournent un jeune homme riche
De méditer sur l’armorial :
La duchesse s’en contrefiche.
Le duc sourit dans sa barbiche ;
Son fils est marquis et pas mal,
Il faut faire un mariage riche
Et digne du nom ancestral.
Si sa vie indomptée, en friche,
Y perd son bonheur idéal ;
S’il s’en va vers le parti riche
Comme un boeuf qu’on mène à l’étal,
Qu’importe ! marquis et pas mal,
Dans le milieu patriarcal,
Il doit faire un mariage riche
Et digne du nom ancestral.
Pour le reste c’est bien égal :
La duchesse s’en contrefiche.
La table est triste où sont assis
Ces aristocrates ra[ss] is
Qui n’ont pas voulu ou su vivre,
Et le jeune homme au coeur ardent
Qui forma le rêve imprudent
D’être le songeur et l’amant
Qu’un peu d’amour divin enivre !
Aussi son geste choque-t-il : 
Il est la vie, il est l’avril,
Entre eux et lui rien ne biche.
Il casse un morceau de pain
Et la duchesse au coeur hautain
Qui, du reste se contrefiche,
En le voyant prendre son pain
Dit : à quoi donc te sert ta main ?
On croirait voir sur le chemin
Un paysan mordant sa miche.» 
Envoi
Duchesse je suis un poète
C’est-à-dire un homme de rien.
Qu’on ait un nom, qu’on ait du bien
Jamais hélas ne m’inquiète.
Des gens, si l’on est né Des Cars,
Font devant vous le grand écart
Comme Lilll’Tiche
[le pantomime britannique Harry Relph dit Little Tich, de très petite taille] ,
Préférant aux braves lascars
Un La Rochefoucauld qui triche !
Qu’on soit belle comme Cérès
Et qu’on soit née Cambacérès
Moi je m’en fiche !
[la mère de Louis Suchet d’Albufera était née Cambacérès]
Une seule chose m’est précieuse
C’est l’amitié de Louis.
Garder longtemps son coeur exquis
Est une chimère audacieuse.
N’ayant pas de nom ancestral,
N’étant ni noble ni riche,
Tout le reste m’est bien égal :
Avec votre permis ducal,
Du reste je me contrefiche ! »



Cette incroyable correspondance regroupe également une centaine de lettres en quasi-totalité inédite que Louisa de Mornand adressa à Louis Suchet d’Albufera entre les années 1901 et 1910, elles documentent leurs amours immortalisées dans la Recherche, et citent fréquemment Proust, qui fut un spectateur tout autant qu’un acteur dans cette relation. 

MORNAND (Louisa de). Correspondance d’environ 100 lettres, presque toutes autographes signées, et d’environ 60 télégrammes, adressée à Louis Suchet d’Albufera. 1900-1910 et s.d. Joint, une vingtaine de pièces manuscrites adressées au même (1901-1907). 
Estimation : 2 000/3 000 € - Lot 56


– Paris, « vendredi 1 heure », date de réception du 21 décembre 1900 à l’encre : 
« Mon cher Louis... Crois moi, j’ai été désolé[e] hier soir de n’avoir pu passer la soirée avec toi, mais comme je reçois toujours un mot de toi vers 2 heures et qu’hier je n’ai rien reçu, j’ai pensé que tu m’oubliais pour un jour et j’ai accepté l’invitation de Marcel... Hâte-toi de trouver un endroit où nous puissions nous aimer vraiment. (Jon reviens demain soir à 7 heures.) » Louisa de Mornand vivait alors à Paris avec un riche Américain, John Howard Johnston, dont elle avait eu un enfant. Il est délicat de se déterminer sur l’identité de ce Marcel en 1900, aucune lettre de l’écrivain à Louisa de Mornand ou à Louis d’Albufera n’étant attestée avant janvier 1903.
– [Paris], 12 octobre 1903 : « ... J’ai trouvé l’autre soir en rentrant de chez Marguerite un télégramme de Proust me disant qu’il arrivait et serait à 11 h. chez Larue. À quoi j’ai répondu le lendemain matin télégraphiquement que, rentré [e] seulement chez moi à minuit, je regrettais, et que tu étais à Montgo. Il m’a répondu un gentil mot ce matin me disant qu’il était souffrant. Tu ne peux croire comme je t’attends avec amour, reviens vite, voilà déjà 6 jours que tu es absent, je ne peux plus attendre, je t’aime avec toute la force d’un petit coeur bien tendre, et, mon gros Louis, tu es plus que tout pour moi, tout ton être et ta personne chérie me tient d’une passion et d’une tendresse folle. Crois moi ; aime moi bien et reviens vite. Mille millions de bons et amoureux baisers de ta Lou... »  
– Paris, date de réception du 5 mars 1904 de la main du destinataire : « Louis, les choses en sont en un tel point que je ne vois obligé[e] sérieusement de ne pas te cacher que je ne peux plus vivre ainsi. Ton affreux caractère m’est devenu odieux, ta manière d’être avec moi est insensée tellement elle est désagréable et maladroite. Enfin, une dernière fois, prouve-moi que tu veux changer et me reprendre. Viens de suite au Français, ton billet sera au contrôle à ton nom. Sinon, je reprends ma liberté : si tu ne viens pas, cela voudra dire que tu en as également assez. » 
– [Trouville], « 17 juillet » 1905, date de réception du 18 juillet 1905 au composteur, répondant à la lettre de rupture de Louis d’Albufera : « L’horrible état dans lequel se trouve tout mon être, Louis, est impossible à décrire. À mesure que je lisais tes lignes qui condamnaient ma vie et que tout d’un coup j’ai appris, j’ai éclaté en sanglots. Un coup de poignard dans le coeur ne m’aura pas fait plus de mal. Mon Louis, je ne te pardonne pas de m’avoir caché si longtemps ce fait et écoute bien ceci. Mon amour en est mort subitement de ton manque de franchise pour une chose aussi grave pour moi et du fait lui-même, parce que quoique tu me promettes d’attachements et de tendresse, tout se portera là où ton sang parlera, c’est humain, c’est juste, c’est ce qui doit être. Ainsi, Louis, je viens te dire ces mots inspirés par une grande douleur mais justifiés par ce petit être qui ne t’a pas demandé à vivre que tu dois taire... Moi, j’ai passé à côté du bonheur... Louisa... » 
– [Trouville], « le jeudi 27 » [juillet 1905], date de réception du 28 juillet 1905 estampée au composteur : « Mon cher Louis, nous avons vécu hier de bien doux instants en sentant encore à nouveau comme nous étions unis malgré tout et que rien n’était assez fort pour nous séparer... Ta Zaza... » 
– [Trouville], « le 6 août » [1905], date du de réception du 8 août 1905 de la main du destinataire : « ... J’ai écrit à Marcel il y a trois ou quatre jours. Te l’a-t-il dit ? Ma lettre n’était pas longue ni très agréable à lire ; j’avais, à l’heure où je lui ai écrit, une crise de mélancolie très grande... » 
Louis d’Albufera et son épouse Anna Massena d’Essling venaient d’avoir un enfant le 2 août. Lettre publiée dans Marcel Proust, Correspondance , t. V, 1979, pp. 331-332, note n° 2.
– Paris, « vendredi le 9 novembre » [1906], date de réception du 11 novembre 1906 : « Mon Lou adoré et chéri, je ne te remercierai jamais assez des jolies fleurs dont tu as orné ma 1ère et des tendres mots qui les accompagnaient... J’aurai du mal à te citer les journaux qui ont parlé de moi, il n’y en a pas. Et vraiment ne trouves-tu pas cela honteux et sans dignité de la part d’un homme [Robert Gangnat] de laisser une femme, «sa maîtresse», hélas, au niveau de toutes les demoiselles de théâtre sans se donner la peine (et il n’aurait pas même à se donner de peine p[ou]r cela) de la faire distinguer de toutes par des notes dans les journaux qui me feraient le plus grand bien... » 
– Bruxelles, « le 11 janvier » [1909], date de réception du 12 janvier 1909 au composteur : « ... P[ou]r le cadeau de Marcel, voici : j’ai reçu une lettre de La Gandara l’antiquaire, qui me dit m’avoir trouvé deux très jolies bergères anciennes, G[angnat] les a vues, ils paraient qu’elles sont très bien et pas cher du tout et que toutes deux, une fois retapée et regarnies, elles reviendraient à 5 ou 600 frs. Je voudrais donc bien que Marcel me fît ce cadeau-là, mais comment ferions n[ou]s pour la facture, il me semble que la chose suivante serait ce qu’il y a de mieux. C’est que Marcel écrive à La Gandara..., qu’il lui dise qu’il m’a entendu parler de ces bergères qui me font envie, et comme il veut me faire un cadeau p[ou]r le jour de l’an, qu’il désire me faire celui-là, et que La Gandara n’a donc qu’à lui envoyer la facture chez lui. Je vais prévenir de cela La Gandara immédiatement et toi tu vas t’arranger p[ou]r dire tout ça à Marcel... Ta reconnaissante et attachée petite Lou. »


Cette lettre évoque Hélène de Chimay, aristocrate et femme de lettres qui devint une des meilleures amies de Marcel Proust et qui figure dans les albums Halévy.

PROUST (Marcel). Lettre autographe signée « Marcel ». [Nuit du 10 au 11 janvier 1905].
5 pp. in-8, liseré de deuil ; date de réception au composteur répétée 2 fois ; 3 manques angulaires sans atteinte au texte, un caviardage ultérieur à l’encre.
Estimation : 800/1 000 € - Lot 22


« Mon cher Louis, ne m’attends pas ce soir car je suis sorti hier soir mardi et suis rentré très fatigué. J’aurais très bien pu venir chez toi mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu peur de t’ennuyer. État d’âme probablement peu raisonnable et que j’essaierai de te définir de vive voix. (…)
Ce que tu dis de la r. Royale peut être vrai. Mais je crois que je n’aurai pas à m’y ennuyer, car le blackboulage me paraît probable. Si au contraire j’étais reçu, ennuyeux ou non, je serais ravi. L’affichage pour la rue Royale n’est pas de 8 jours mais, m’a-t-on dit de 5, de sorte que nous pourrions peut-être encore être présentés pour lundi ! – Ou toi lundi, et moi le lundi suivant... Mais je crois que les premiers soutiens sont toujours les plus indulgents... [Marcel Proust nourrit un temps l’espoir d’être accepté comme membre du Cercle de la rue Royale, important club masculin mondain parisien.]
Il paraît que Syveton s ‘est vraiment suicidé, que le Dr Tolmer, que trois agents de police suivent partout, est la crème des hommes, que m[adam]e Syveton est une mégère mais qu’elle est innocente de la mort de son mari.
Tels sont les propos que m ‘a tenus ce soir m[adam]e de Chimay , laquelle les tenait de Barrès [amie de Marcel Proust et dédicataire de sa préface à Sésame et les lys, la princesse de Caraman- Chimay, née Hélène Bibesco Bassaraba de Brancovan, était la soeur d’Anna de Noailles]. Je ne peux pas te dire s’ils ont raison. [Le bouillant historien et député Gabriel Syveton, fondateur de la Ligue de la patrie française avec Barrès et Lemaître pour s’opposer aux dreyfusards, avait été assigné en justice pour voies de fait sur le ministre de la Guerre mais retrouvé mort le 8 décembre 1904 la veille de sa comparution.]
J’ai aussi été chez Lucien Henraux. Tu me diras que j’aurais aussi bien pu aller chez toi. Mais j’ai le sentiment (stupide, je le reconnais) [que] tu dois croire que je viens pour te parler de la r[ue] Royale ! (…) 
P.S. Si par hasard tu venais me voir dans q[uel]q[ues] jours et rencontrais maman sans que je l’aie revu[e], ne lui dis pas un mot de sa maladie, – et ne lui dis pas un mot non plus du Cercle de la r[ue] Royale. 2e P.S. Si par hasard tu en avais l’idée, ne viens pas me voir aujourd’hui avant dîner, car j’ai une crise terrible et ne pourrais te recevoir. »
Lettre publiée par Françoise Leriche (« 14 lettres inédites », n° 8).


Cette belle lettre, très drôle, relate avec esprit une anecdote sur les comédiennes Sarah Bernhardt et Réjane au sujet de la comédienne Leonora Duse (qui figure dans un des albums Halévy), principaux modèles du personnage de la Berma dans La Recherche.

PROUST (Marcel). Lettre autographe signée « Marcel ». S.l.n.d.

2 pp. in-8, liseré de deuil ; apostille autographe du destinataire, « rép[ondu] ».
Estimation : 3 000/4 000 € - Lot 55 

« Mon cher Louis, après vingt grandes pages écrites sur papier écolier grand format, et cinq lettres d’affaires à mon éditeur, à deux directeurs de revue, à un ruskinien, etc., je me sens la main trop engourdie et le cerveau pareillement pour t’écrire bien longuement. Mais je veux encore te dire adieu par ce petit mot, te redire aussi toute ma profonde tendresse, mon cher ami dont la pensée me quitte si rarement même pendant que je travaille... Puisque ta femme s’intéresse à la Duse et aux jugements portés sur elle, dis-lui que Coco Madrazo [le peintre et librettiste Federico de Madrazo, dit Coco, fils d’un premier mariage de l’époux de Maria Hahn, soeur de Reynaldo] a parlé d’elle (de la Duse) à 2 jours de distance avec Sarah [Bernhardt] et avec Réjane. Sarah lui a dit : «Évidemment, c’est une femme de talent. Elle est excellente dans les pièces légères, La Locandiera, Divorçons, tout le répertoire de Réjane. Mais pourquoi joue-t-elle des pièces tragiques où elle est détestable. Ce n’est pas du tout son affaire, cela lui va comme des bretelles à un lapin». Et Réjane lui a dit : «C’est certainement une très bonne actrice. Elle a seulement le tort de jouer des pièces gaies qui ne lui vont pas du tout. Elle est faite pour jouer le drame, La Dame aux camélias , La Femme de Claude, tout le répertoire de Sarah et elle ne doit pas sortir de là». C’est assez nature, n’est-ce pas ? J’ai oublié de te prévenir pour Me Lemaire [l’aquarelliste Madeleine Lemaire dont Marcel Proust fréquenta le salon et qui lui inspira certains traits de madame Verdurin et de madame de Villeparisis dans la Recherche] . Je te demandais cela parce que dernièrement elle m’a demandé si je désirais faire inviter des amis chez elle. Il me sera facile, si tu le désires, de lui répondre : M[arqu] is et M[arqu]ise d’Albufera. Mais je ne le ferai 1° que si tu le désires réellement, 2° que si tu es sûr que vous iriez, car comme c’est une femme très susceptible, je ne voudrais pas le faire et que tu n’y ailles pas. Du reste, nous pouvons en reparler. En tous cas, il ne faudrait pas le faire pour me faire plaisir. Je te dis cela à tout hasard pour si cela pouvait vous intéresser. »


LA RENCONTRE ENTRE CES DEUX GRANDS ENSEMBLES RENOUVELLE L’ICONOGRAPHIE PROUSTIENNE 

Marcel Proust s’est inspiré pour son oeuvre des personnes qu’il côtoya au cours de sa vie. Les albums Halevy auraient pu être la source des illustrations de ses romans. 

Marcel Proust et Daniel Halévy ont entretenu une longue amitié remontant à leur rencontre au lycée Condorcet. Ils comptèrent de nombreuses personnes parmi leurs relations communes, que l’on retrouve dans maintes photographies des albums Halevy, pour beaucoup inédites.


Marcel Proust étudia au lycée Condorcet de 1882 à 1889 et y forgea des amitiés qu’il conserva toute sa vie. Futur historien, essayiste et éditeur, Daniel Halévy fut dreyfusard comme Proust, et, quoique de conceptions esthétiques et politiques bientôt différentes, conserva toujours avec lui une grande cordialité.
Fils de Georges Bizet et de Geneviève Halévy, Jacques Bizet inspira un amour de jeunesse à Proust. Il dirigeat une affaire de taxis où travaillèrent Albaret et Agostinelli, proches de l’écrivain. Futur juriste, historien et publiciste, Robert Dreyfus, entretint une amitié durable quoique distante avec Proust, malgré leurs divergences concernant la littérature, l’homosexualité et la mondanité. Le futur poète académicien Fernand Gregh, dont l’amitié fut intermittente avec Proust, publia en 1958 des souvenirs sur celui-ci. Le futur poète Louis de La Salle, est le dédicataire d’une étude de Proust, La Mer (1892). 
Avec certains d’entre eux, il participa en 1888 à la Revue verte et à la Revue lilas, puis, avec eux tous, fonda la revue Le Banquet (1892-1893), dans laquelle il publia huit contributions. Avec Louis de La Salle, Fernand Gregh et Daniel Halévy, il conçut par ailleurs un projet de « roman à quatre » qui n’aboutit pas. En 1897, Bizet, Dreyfus et Gregh donnèrent une revue d’ombres chinoises brocardant son recueil Les Plaisirs et les jours , ce qui le blessa profondément.

C’est par l’intermédiaire de Daniel Halévy que Marcel Proust rencontra Ludovic Halévy son père. Plus tard, Marcel Proust « songea avec nostalgie à ces samedis d’été, au début des années 1890, passés dans la longue maison de campagne blanche des Halévy, à Sucy [...] en compagnie de Gregh, de Louis de La Salle, de Jacques Bizet, de Robert Dreyfus et de Léon Brunschwig [...] ainsi qu’avec ses charmantes amies, autres modèles de la «petite bande» [...].
Marcel Proust évoqua dans Du Côté de chez Swann l’esprit caractéristique du théâtre de Meilhac et Halévy cet « esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée ». 

« L ‘incomparable salon de Mme Straus » (Marcel Proust, préface à De David à Degas de Jacques Émile Blanche). Veuve du compositeur Georges Bizet, elle tint en effet un salon littéraire et artistique couru, et fut courtisée par Boulanger-Cavé, Bourget, Hervieu, Pozzi, Maupassant, Meilhac, Porto-Riche ou Reinach, avant d’épouser l’avocat Émile Straus. Elle hante les albums de son cousin Ludovic Halévy dont elle était très proche, et apparaît en portraits particuliers ou de groupes chez celui-ci à Sucy en- Brie, ou chez elle à Paris et à Évian. 
Marcel Proust la rencontra vers 1889, invité par son fils Jacques Bizet : « Très tôt, [il] invite Mme Straus et son fils au théâtre, envoie des fleurs à celle-ci, lui adresse des compliments. Toute sa vie, il a feint d’être amoureux d’elle. À la fois parce qu’elle attendait ce comportement de tous ses admirateurs ; parce qu’il aimait en elle tout ce qu’il pouvait aimer chez une femme, l’esprit, le charme, l’élégance, l’affection, l’allure maternelle, sans avoir à la désirer » (Jean- Yves Tadié, Marcel Proust, vol. I, p. 150). L’écrivain en dressa un portrait littéraire dès 1892, et la fit apparaître dans Les Plaisirs et les jours, dans Pastiches et mélanges et surtout dans Du côté de Guermantes où elle lui inspira quelques traits de la duchesse de Guermantes : « la mélancolie, la lassitude d’exister, le goût de l’instant, la tendresse excessive et momentanée [...], la passion du «salon», le mari fier des mots de son épouse (mais contrairement au duc et malgré des crises passagères, M. Straus adorait sa femme) » (Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 149). Marcel Proust évoqua ainsi, dans Du côté de Guermantes, « un luxe de paroles charmantes, d’actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée par une véritable richesse intérieure… »

Un des modèles de la marquise de Cambremer, la princesse de Brancovan, née Rachel Musurus, était la veuve du prince Grégoire Bibesco de Brancovan. Elle tenait salon, l’hiver à Paris, l’été à Amphion près d’Évian où Marcel Proust fut invité plusieurs fois (en 1893 et 1899). Fils de la princesse, Constantin de Brancovan rencontra probablement Proust en 1893 à Amphion, et noua avec lui une relation amicale et intellectuelle qui se renforça encore en 1898 lorsque tous deux se trouvèrent dreyfusards. Le prince publia quelques extraits de La Bible d’Amiens et de Sésame et les lys dans sa revue La Renaissance latine. Poétesse, soeur de Constantin, Anna de Brancovan, future comtesse de Noailles, également dreyfusarde, se lia avec Marcel Proust à Amphion en 1899. Ils demeurèrent en relation étroite jusqu’en 1901, professant une admiration réciproque quoique non dénuée d’ironie chez Proust. 
Parmi les personnalités du monde proustien, se distinguent également : 
- Anatole France, un des modèles de Bergotte dans La Recherche, qui joua un rôle majeur dans la vie d’écrivain de Proust, comme modèle d’abord admiré puis critiqué, et fut comme lui un dreyfusard convaincu, 
- le peintre Jacques-Émile Blanche, qui fit en 1892 un célèbre portrait de Proust, 
- Marie Finaly, soeur d’un camarade de lycée, que Proust courtisa à Trouville en trouvant qu’elle avait « l’air peinte par Dante Rossetti » (lettre à Robert de Billy, 1893), 
- la princesse de Wagram, née Berthe de Rothschild, chez qui Proust fut parfois invité au bal, 
- Madeleine Bréguet, nièce de Louise Halévy, avec qui il flirta à Sucy-en-Brie avant qu’elle n’épouse Jacques Bizet, le critique d’art et conservateur de musée Jean-Louis Vaudoyer, beau-frère de Daniel Halévy, ami écouté de Proust.


ALBUMS PHOTOGRAPHIQUES DE L’ÉCRIVAIN LUDOVIC HALÉVY, CLASSÉS TRÉSOR NATIONAL, 
RENFERMANT AU MOINS 13 PRÉCIEUSES PHOTOGRAPHIES D’EDGAR DEGAS


Les albums de Ludovic Halévy déploient une galerie de lieux et portraits de personnages de son intimité mais aussi de figures issues du Tout Paris artistique et littéraire de l’époque.

DEGAS (Edgar). – ALBUMS HALÉVY

Environ 1370 photographies dont au moins 13 par Edgar Degas, montées dans 6 albums par Ludovic Halévy et sa famille. Années 1860-vers 1914. 4 de ces albums portent des légendes autographes de la main de Ludovic Halévy.
Estimation : 400.000/500.000 € - lot 57
I. Années 1860-1880. Environ 135 photographies libres glissées dans des logements sur 42 pp. dans un album in-4, cuir brun, dos lisse, fermoir métallique, tranches dorées. Légendes autographes de Ludovic Halévy. • II. Années 1891-1892. Environ 50 photographies montées sur 25 ff. dans un album in-4 oblong, classeur de percaline bordeaux à vis et boulons métalliques. Légendes manuscrites. • III. Années 1893-1896. Environ 320 photographies montées sur 90 pp. dans un album in-4 oblong, demi-chagrin bordeaux, dos à nerfs fileté, plats de percaline chagrinée. Légendes autographes de Ludovic Halévy. • IV. 1896- 1897. Environ 375 photographies montées sur 98 pp. (chiffrées 1 à 54 et 57 à 100) dans un album in-4 oblong, percaline verte chagrinée et filetée à froid. Légendes autographes de Ludovic Halévy. • V. 1893-1901. Environ 115 photographies montées sur 54 pp. dans un album in-4, demi-chagrin noir à coins fileté, dos lisse. Légendes autographes de Ludovic Halévy. • VI. 1902-1908.
Environ 370 photographies montées sur 30 ff. dans un album in-4 oblong, percaline bordeaux chagrinée et filetée à froid. Légendes manuscrites. • Reliures très usagées avec plats et parfois dos détachés ; 2 photos décollées dans l’album n° VI.


Écrivain, Ludovic Halévy (1834-1908) est l’auteur des livrets des plus célèbres opéras d’Offenbach et travailla également pour Bizet ou Delibes. Il fut élu à l’Académie française en 1884, et laissa 55 volumes de carnets constituant une source essentielle sur la vie théâtrale de son temps. D’autres personnalités contribuèrent aussi à rendre illustre la famille Halévy : le grand-père de Ludovic, Élie Halévy, fut un écrivain et érudit hébraïsant, son père Léon Halévy fut un écrivain et un disciple de Saint-Simon, son oncle Fromental Halévy fut un des grands compositeurs du siècle, son cousin Lucien-Anatole Prévost-Paradol fut un journaliste et homme politique de renom, membre de l’Académie française, sa cousine Geneviève Halévy, fille de Fromental, épousa le compositeur Georges Bizet puis l’avocat Émile Straus et tint un des plus fameux salons littéraires et artistiques parisiens du temps, ses propres fils Élie et Daniel Halévy furent l’un historien et philosophe, l’autre historien, essayiste et éditeur. Cette famille était entourée de plus grandes personnalités artistiques et littéraires de son temps. 

Les 6 albums donnent une vision chronologique de la vie de la famille Halévy aussi bien dans son approche de la technique de la photographie qui sera une passion commune du couple mais également dans les lieux et les personnes qu’ils fréquenteront durant ces 40 années qui sont relatées ici. 

L’album n° I , dont les clichés datent des années 1860 à 1880, renferme essentiellement des portraits posés pris par des professionnels, Carjat, Disdéri, Nadar, Reutlinger, etc., avec légendes de la main de Ludovic Halévy. Il s’agit de proches de celui-ci, et de diverses personnalités en rapport ou non avec lui. Quatre de ces portraits portent un envoi autographe signé – de Dumas fils, de l’auteur dramatique William Busnach, de la comédienne mademoiselle Georges et du critique, décorateur et directeur de théâtres Émile Perrin.

L’album n° II renferme des clichés avec légendes manuscrites d’une autre main datant de 1891 et 1892 : il a probablement été constitué par madame Straus ou un proche de celle-ci pour Ludovic Halévy, car il comprend principalement des portraits d’elle et de personnes gravitant autour d’elle, pris lors d’une villégiature dans sa villa d’Évian.

Viennent ensuite 3 albums légendés de la main de Ludovic Halévy, constituant 2 séries qui se recoupent en partie par leur chronologie et leurs sujets : les albums n° III et IV (1893-1896, 1896-1897), et d’autre part l’album n° V (1893-1901). Ce double emploi pourrait s’expliquer par le fait qu’à cette période Ludovic Halévy partageait sa vie entre son domicile parisien rue de Douai et sa résidence de campagne à Sucy-en-Brie et aurait pu vouloir disposer de photographies en permanence dans ces deux endroits. 
Certaines photographies ont été prises par d’autres personnes, parfois indiquées dans les légendes, par exemple madame Howland et Jacques Bizet (dans un style proche du pictorialisme), ou surtout Edgar Degas. Dans leur majorité, cependant, les clichés ont été pris par Ludovic Halévy et son épouse Louise. Les progrès techniques en matière d’appareils photographiques dans les années 1880 (procédé des négatifs verre au gélatino-bromure d’argent réduisant le temps de pose, apparition des premiers appareils portatifs dont le kodak à négatif film pelliculé enroulable) avaient ouvert la pratique aux amateurs, et, « pour Ludovic et Louise, cela va devenir un engouement, ils se feront initier par un professionnel au fonctionnement de cette boîte magique » (Françoise Balard, p. 165). À la date de juillet 1895, dans l’album n° III, Ludovic Halévy a inscrit cette mention « nos quatre premières photographies ». L’homme de lettres Maurice Guillemot rapporte en 1897 que Ludovic Halévy lui affirmait « À Sucy, je suis photographe » (Villégiatures d’artistes, Paris, Flammarion, p. 119), et qu’il lui avait présenté son travail : « Les pages de l’album tournent, [...] tout cela constitue l’oeuvre de Ludovic Halévy : «On peut m’attaquer sur ce qu’on voudra, mais la photographie, non, c’est sacré !» C’est une vraie passionnette (...) » (ibid., p. 123).

Le style de Ludovic Halévy révèle un vrai talent : « Il y a là de nombreuses compositions qui évoquent les audaces impressionnistes ; et telle façade haussmannienne, froide et dure, tel rond-point désert, planté de réverbères, n’est pas sans rappeler les vues urbaines de Caillebotte »
(Henri Loyrette, Entre le théâtre et l’histoire, la famille Halévy, p. 193).


13 EXCEPTIONNELS CLICHÉS INTIMES D’EDGAR DEGAS 

Rares icônes photographiques du peintre, parmi les 70 environ connues qui lui sont attribuées. Offertes par le peintre à ses amis Halévy, ces 13 photographies, des portraits, ont été prises pour 12 d’entre elles au domicile parisien des Halévy, 22, rue de Douai (dont 2 développées là-même), et la treizième probablement prise chez Edgar Degas.
Ludovic Halévy les a montées ensuite dans ses albums, en les accompagnant de légendes de sa main. Aussi, conservées jusqu’à aujourd’hui telles que leurs destinataires les ont disposées, elles figurent au milieu d’autres photographies prises par la famille ou des amis communs, qui documentent les conditions de leur production. Toutes les photographies de l’album n’ayant pas été légendées, il n’est d’ailleurs pas exclu que d’autres soient ici attribuables à l’artiste, notamment certains clichés réalisés en lumière artificielle.

Les univers familiers des Halévy et de Degas s’unissent à travers plusieurs amitiés communes.

Le peintre connaissait Louise Bréguet depuis toujours et la considérait presque comme une soeur – et peut-être l’aima-t-il d’amour. Il avait été depuis sa jeunesse l’ami intime d’Alfred Niaudet qui, cousin germain de Louise, avait été élevé sous le même toit que celle-ci. Quand Ludovic Halévy épousa Louise en 1868, il entra naturellement dans la sphère intime d’Edgar Degas : bon camarade, il partageait avec lui une même passion pour le théâtre et la musique.
Vivant dans le même quartier, dînant régulièrement ensemble, leur relation se resserra encore à la fin des années 1880 – Edgar Degas avait d’ailleurs laissé chez les Halévy un carnet personnel pour y dessiner après le repas. Il prit des photographies de ses amis Halévy, et représenta Ludovic sur plusieurs monotypes (vers 1876-1877) et sur deux pastels (1879 et 1884). Leur relation se distendit un peu après 1896, et se rompit en 1898 quand l’affaire Dreyfus éclata – Edgar Degas, d’un caractère peu commode, se déclarant antidreyfusard convaincu. 

Figurent également sur les photographies des proches des Halévy et d’Edgar Degas : Jules Taschereau, beau-frère de l’épouse de Ludovic Halévy, et sa soeur, Sophie Taschereau-Niaudet, veuve d’Alfred Niaudet, ami d’Edgar Degas, Henriette Taschereau, fille de Jules, ou encore Mathilde et Jeanne Niaudet, filles d’Alfred et de Sophie mais également Henri Rouart, peintre, qui fut un condisciple de Ludovic Halévy et d’Edgar Degas au lycée Louis-le-Grand ; Jacques-Émile Blanche, peintre et écrivain, qui fut l’ami de toujours des Halévy mais aussi d’Edgar Degas auprès de qui il étudia et dont il peignit un portrait et Albert Boulanger-Cavé, fils d’un peintre et d’une maîtresse de Delacroix, homme du monde et amateur de théâtre, un temps censeur théâtral pour le ministère, il était le compagnon de madame Howland. Il sut se faire apprécier d’Edgar Degas qui disait de lui : « il est si gracieux. C’est une danseuse ! », et qui le représenta sur un pastel en compagnie de Ludovic Halévy.

« M. Degas ne pense plus qu’à la photographie » (Julie Manet, 13 novembre 1895). 

Le peintre connaissait des photographes comme Nadar ou Le Gray, fréquentait des amis qui pratiquaient eux-mêmes, comme les Halévy (il parle de « Louise la révéleuse » dans une lettre du 30 septembre 1895) ou encore madame Howland – qui, probablement, l’amena à essayer lui-même.
Il commença à prendre personnellement des photographies au cours de l’été 1895, et s’y adonna avec passion durant l’automne et l’hiver 1895. Il bénéficia alors des conseils de Guillaume Tasset, marchand de fournitures d’art et de photographie qui tenait boutique dans son quartier : c’est à lui qu’il commandait son matériel et confiait généralement la réalisation de ses tirages. Même s’il existe des clichés réalisés encore en 1901, l’enthousiasme d’Edgar Degas pour la photographie se refroidit dès le début de 1896.

Apports réciproques de la peinture et de la photographie dans l’art d’ Edgar Degas 

Fasciné depuis longtemps par cette technique, Edgar Degas avait copié les maîtres d’après photographies dès les années 1850, et, à partir des années 1870, sut utiliser certains aspects de la photographie dans ses tableaux et oeuvres graphiques
. À l’inverse, sa maîtrise picturale dicta en partie sa pratique photographique, notamment dans l’organisation complexe de l’espace divisé en zones distinctes fortement contrastées. Fidèle à sa méthode d’inventions et de reprises, il fit faire des recadrages en plan resserré de plusieurs de ses clichés.

Degas expérimenta la photographie « comme un art en soi, conscient de l ‘originalité de sa production dans ce domaine » (Henri Loyrette, Degas, p. 588). Il manifesta la même curiosité technique, la même passion et la même intransigeance dont il avait autrefois fait montre avec la gravure ou le monotype. Il recherchait la difficulté et l’expérimentation plutôt que l’approfondissement de la technique elle-même : seul pour lui comptait le résultat, la technique étant commandée par la poursuite de l’effet désiré. 
Ses photographies des présents albums sont ainsi caractéristiques de cette approche personnelle et originale. Il explorait les possibilités plastiques de tous les mediums qu’il utilisait sans tenir compte des règles et des techniques généralement acceptées pour ceux-ci, et fit pour la photographie comme il avait fait pour l’huile, le pastel ou le monotype. Ses clichés, très travaillés, sont donc éloignés du caractère anecdotique des instantanés kodak des simples particuliers, mais prennent aussi le contrepied des « sujets artistiques » habituels des amateurs éclairés. Il se tint aussi en dehors des polémiques de son temps autour du pictorialisme. 

Chefs-d’oeuvre du clair-obscur : « ce que je veux, c’est l’atmosphère de lampes ou lunaire » (Degas parle, p. 140). 

Le peintre fit en effet de nombreuses prises de vue le soir, ce qui servait son goût des recherches formelles : « le jour c’est trop facile, j’aime ce qui est difficile »
, et ce qui rejoignait l’approche esthétique de ses monotypes à « fond sombre » des années 1880 renouvelant le thème des « nocturnes » de Rembrandt. Dix ans plus tard, évoquant ces portraits photographiques en clair-obscur, il insisterait sur l’inspiration picturale : « Je prenais des reflets sur des murs, et j’obtenais des résultats... [...] Ah, la photographie, ça a été une passion terrible, j’ai ennuyé tous mes amis ; j’ai obtenu de jolies choses, n’est-ce pas Daniel ? Il arrivait ceci : mes noirs étaient trop poussés, mes blancs ne l’étaient pas assez, alors les uns et les autres étaient simplifiés, comme chez les maîtres... » (Degas parle, pp. 179-180).

Le théâtre photographique d’ Edgar Degas. 

Vieillissant, vivant solitaire, Edgar Degas ressentait fortement le besoin de conserver près de lui la présence physique et spirituelle des êtres aimés, menacés d’éloignement ou de disparition
– la perte de sa soeur Marguerite le marqua profondément. Aussi, la grande majorité de ses photographies sont-elles des portraits d’amis proches, prises à l’issue de dîners chez eux, les Lerolle, les Mallarmé, les Rouart ou les Halévy. Despotique, le peintre leur imposait de longs réglages de mise en scène, et d’interminables poses en raison du temps d’exposition nécessaire dans la pénombre – dans ses carnets, Daniel Halévy avait alors noté : « tous ses amis parlent de lui avec terreur ».
Mais quoiqu’obtenu selon les principes exigeants de l’art, le résultat avait pour vocation de demeurer dans la sphère intime, et si Edgar Degas exposa des photographies chez Guillaume Tasset en décembre 1895, ce fut sans publicité.

Les photographies « doubles » ou comment accueillir les imprévus comme d’heureux hasards .

On trouve dans les présents albums les deux seules photographies « doubles » connues d’Edgar Degas, dont une en deux tirages différents (avec cadrage remanié). Résultats d’une erreur technique consistant à faire deux prises sur le même négatif et occasionnant des superpositions de personnages,
elles étaient généralement mises au rebut par la plupart des amateurs. Dans le cas d’Edgar Degas, on sait qu’il s’agit également d’une distraction, par une lettre de Ludovic Halévy à Albert Boulanger-Cavé, en janvier 1896, mais l’effet hallucinatoire de ces présences mêlées dut être jugé digne d’intérêt par le peintre qui en fit faire plusieurs tirages qu’il offrit. Il « ne les aurait certainement pas offertes s’il n’en avait pas été satisfait » (Sylvie Aubenas, "Le photographe aveugle", dans Edgar Degas photographe, p. 14). L’album renfermeune autre photographie double, datée, où se voient en deux prises mêlées, Pierre Loti et l’écrivain anglais John Edward Courtenay Bodley, ami et voisin de Ludovic Halévy à Sucy, dans un clair-obscur violemment contrasté. Cependant, si le journal de Pierre Loti évoque bien une visite à Ludovic Halévy, il n’y est pas fait mention d’Edgar Degas ce jour-là.

L’empreinte du créateur . « Si puissante est son inspiration, si fécond son génie, que toute [la] production photographique [d’Edgar Degas], malgré les sombres circonstances de sa réalisation, porte nettement l’empreinte du créateur. Destinée à la confidentialité, inclassable, à la fois maladroite et magistrale, elle nous livre sans qu’il l’ait vraiment voulu, une confidence poignante sur l’homme et un éclairage subtil sur l’oeuvre » (Sylvie Aubenas, ibid.).